Avertissement : Cet article est un témoignage. Comme toutes paroles fondées sur un savoir expérientiel lié à un vécu, il s’agit d’une source éminemment partiale et subjective. En outre, je tiens à rappeler que les symptômes et autres difficultés engendrés par un trouble neurodéveloppemental (TND), quel qu’il soit, se déclinent en une infinité d’expressions en fonction des individus et de l’environnement social dans lequel ces derniers évoluent. Par conséquent, ce qui fut valable pour moi ne l’est pas forcément pour d’autres personnes neuroatypiques. Si vous vous reconnaissez dans mon témoignage et que vous avez un soupçon concernant la présence d’un TDA/H, et/ou de tout autre TND, chez vous je vous invite à vous rapprocher des autorités médicales compétentes. Il est toujours légitime de vérifier ses interrogations, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une problématique aussi éminemment personnel.
Le 23 novembre 2025 l’excellent-e vidéaste « Za », spécialisé-e dans la vulgarisation des concepts issus de la psychologie critique, publie une vidéo au format short intitulée Pourquoi je dis que je suis pas fiable ?. Aux yeux d’une personne non informée sur les enjeux sociaux autour du handicap, ce titre sera perçu comme une provocation absurde. Après tout, qui oserait sans broncher dévoiler un défaut aussi infamant selon les injonctions sociales régissant notre quotidien ? Et pourtant, il n’est pas question de provocation dans ce titre, mais bien d’énonciation d’un état de fait au regard d’une réalité matérielle : celle du handicap de Za. Comme iel le dit très bien dans sa vidéo, il s’agit de dire : « […] je fais de mon mieux et mon mieux c’était ça […] » (vers 1’19).
Cette phrase courte a ravivé de souvenir douloureux en moi, car, tout comme Za, je suis une personne neuroatypique. Toutefois, à la différence de lui, j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir pour me défaire, un jour, des injonctions validistes au dépassement de soi que j’ai intériorisé au prix fort. Ainsi, contrairement à lui, j’aurais toutes les peines du monde à sortir en toute décontraction « c’est chill ! Genre, vraiment ! Je ne cherche pas être en lutte permanente contre moi-même […] » (vers 1’35).
Pendant très longtemps, j’ai cru que la clé de la sérénité était d’atteindre la réussite scolaire et sociale, quitte à faire de plus d’efforts que les autres si nous étions en difficulté. Ce que j’ignorais en revanche, c’est que cette croyance était le fruit vicié d’une vision du monde arbitraire, bien éloignée de ce que le langage commun nomme le « bon sens ». De surcroît, cette ignorance ce cumulait à une autre ; celle que j’étais conditionné par deux handicaps à mon insu : l’autisme d’un côté et un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité passive (TDA/H). Pendant près d’un quart de siècle, j’ai été plongée dans une ignorance partielle, ma dyspraxie et ma dysorthographie ayant été diagnostiquées bien plus tôt, sur les spécificités de mon neurodéveloppement et donc de mes besoins.
Mon errance médicale ne sera pas l’objet de
l’article. Elle est un élément de contexte indispensable pour répondre à une
question bien plus ciblée qui sera le fil conducteur de cet article : comment
ai-je vécu mes études d’histoire à l’université avec mon TDA/H ? En effet,
il faut garder à l’esprit que j’ai parcouru cette expérience en aveugle, étant
donné que j’ignorais l’existence de ce handicap. Il s’agira donc d’une lecture
rétrospective de cette période de ma vie avec toutes les avantages et les
inconvénients inhérente à ce type de récit.
Un bourreau dénommé procrastination :
En règle générale, lorsque l’acronyme TDA est prononcé, il est souvent, pour ne pas dire systématiquement, associé à l’idée de procrastination. Cette dernière peut être définie comme la tendance, d’un individu ou d’un groupe, à reporter plus ou moins consciemment une tâche sur une durée variable, voire indéfinie. Bien que ce phénomène touche aussi des personnes neurotypiques, il devient particulièrement invalidant chez les gens concernés par un TDA avec ou sans hyperactivité. En outre, il est à noter que les autres TND peuvent être aussi affectés par ce phénomène, notamment dans le cadre d’un épisode de fatigue chronique intense après une période de surcompensation dans un environnement inadaptée.
Je n’ai pas dérogé à ce symptôme inhérent au TDA/H qui, de très loin, est celui qui a le plus torturé ma santé mentale. Pour résumer simplement la chose, je n’étais pas un grand travailleur au regard des attentes dévolues à un étudiant d’histoire moyen. En effet, mes journées pouvaient être résumées schématiquement ainsi : le matin je me lève pour me rendre à la faculté, j’assiste à mes cours magistraux et mes travaux dirigés et, le soir venu, je décroche totalement, vaquant à d’autres occupations. Autrement dit, je n’étais pas de celles et ceux qui relisaient leurs prises de notes et rédigeait ses devoirs le soir même, mais plutôt de la cohorte des gens qui cherchait à se vider l’esprit. Systématiquement, il fallut la présence un stimulus externe, que cela soit la proximité d’une échéance ou la pression d’un(e) proche, pour que je me mette enfin au travail. Sans le carburant du stress produit par ma procrastination pathologique, il était impossible pour moi d’avancer.
Ce quotidien erratique m’était imposé par quelque chose qui ne dépendait pas de ma volonté, à savoir mon système nerveux qui était aux fraises. Certain(e)s lecteur-trices de bonne foi demanderont comment ce comportement a pu se perpétuer durant des années, et ce, malgré l’inconfort manifeste qu’il engendrait ? La réponse est fort simple : parce que mes résultats scolaires étaient, paradoxalement, satisfaisants, voire bons. J’ai obtenu mon baccalauréat avec la mention très bien, puis ma licence et mon master avec la mention bien, soit une moyenne générale supérieure à 14.
Et c’est là le piège, car ce n’est pas parce que les notes suivent qu’une personne neuroatypique ne galère pas. Cependant, en l’absence d’un signal aussi fort qu’un effondrement psychique, physique et/ou des résultats scolaires, il est difficile pour le/la concerné(e) de ralentir pour mettre en place des stratégies adaptées. Du point de vue des enseignant(e)s et des proches aidants, il est d’autant plus compliqué de détecter le problème qu’ils ne peuvent guère observer, avec la distance critique nécessaire, la personne concernée dans la totalité de son quotidien scolaire et extrascolaire. Dès lors, ces derniers sont obligés de composer uniquement avec le marqueur à la fiabilité aléatoire des résultats scolaires.
À
titre personnel, j’avais conscience que je souffrais d’un problème, mais, en l’absence
de preuves plus probantes, il était impossible d’en parler autour de moi. Mes
parents, ma sœur et mes camarades percevaient mes très résultats scolaires
tandis qu’il est difficile, dans un univers scolaire traversé par différentes
injonctions normatives, de se confier à ses enseignant(e)s au sujet aussi tabou
que la procrastination. De surcroît, j’étais prisonnier d’un profond sentiment
de culpabilité et de schémas de pensées auto stigmatisant qui m’empêchait d’avancer ;
j’y reviendrais. Néanmoins, chaque période de surcompensation à une fin et je
vais l’apprendre avec le dramatique exemple de mon mémoire de fin d’études.
L’exemple de la rédaction (douloureuse) de mon mémoire :
En effet, la procrastination pathologique de mon TDA atteint son acmé durant la rédaction de mon mémoire au cours de ma seconde année de master. Mes différent(e)s enseignant(e)s ne cessaient de marteler, à raison, qu’il fallait commencer l’écriture le plus tôt possible, idéalement entre les vacances d’été précédant la rentrée et le mois d’octobre, pour s’épargner une douloureuse course contre la montre. Or, de mon côté, je ne cessais de reporter la mise à l’écrit de mon travail de recherche, malgré un dépouillement archivistique achevé et un plan validé par mon directeur. Et plus le temps suivait son cours implacable, plus je retardais l’inéluctable. Nous sommes alors au milieu du second semestre de mon année de Master 2 et le blocage persiste toujours malgré un mois. Je fais part du problème à mon directeur de recherche, qui obtient un premier report de ma soutenance pour septembre, puis un second en novembre.
Pendant ce temps, la tension monte à la maison, car,
le second semestre étant banalisé pour les étudiant(e)s rédigeant leur mémoire,
mes parents remarquent que quelque chose ne va pas. Dès que le sujet du mémoire
revient sur la table, je fuis le sujet par honte et anxiété, de peur de subir
leur colère, en vain : je me dispute plusieurs fois avec eux. Je tiens à
préciser que, quelques mois auparavant, j’ai initié les démarches pour passer les
examens cliniques nécessaires pour vérifier mes suspicions de TDA/H et TSA. C’est
choses faites au mois de juillet : les éléments cliniques rassemblés par
la neuropsychologue confirment que j’ai les deux TND.
Au même moment, la situation avec mes parents atteint sont point de rupture et je parvins à surmonter, grâce au stress et à la lassitude, à surmonter mon blocage durant les vacances d’été. Je parviens à rendre mon mémoire au tournant des mois d’octobre et de novembre. Je soutins dans une salle quasi vide, sous le regard de mon jury et d’amies, que je ne remercierais jamais assez pour le précieux soutien qu’elles m’ont apporté durant cette période. Verdict : mon travail est validé avec un joli 17/20 et des compliments à la clé.
Bien entendu, mon directeur qualifia d’inadmissible la restitution tardive de mon travail, en prenant soin de rappeler toutes les difficultés logistiques d’organiser une soutenance au mois de novembre. Pour celles et ceux qui ne sont pas familiers avec l’organisation des universités françaises, la plupart d’entre elles organisent les soutenances des thèses durant cette période, surnommée « l’embouteillage de fin d’années ». Il est donc plus que justifié que je me prenne ce reproche au vu de la gêne occasionnée pour mon directeur.
Aujourd’hui, un an après la fin de cet événement douloureux, je suis toujours assaillie par de nombreuses questions. Est-ce que j’aurais dû initier les démarches de diagnostic plutôt ? Qu’est-ce qui relevait de mon libre arbitre ou du TND ? Où doit se situer ma culpabilité dans ce qui a failli être un naufrage scolaire et familial ? Est-ce que j’avais au moins l’énergie pour agir plus en amont ? Ce rendu de mémoire tardif est-il la conséquence directe d’une sorte de burn-out post-masking dû à la fatigue accumulée sur le temps long à cause d’une scolarité inadaptée à mes TND et de mon TOC ? Il me faudra encore beaucoup de temps pour obtenir le recul nécessaire pour trier enfin le bon grain de l’ivraie.
Toutefois, une chose est certaine : sans le
TDA/H j’aurais vécu la rédaction de mon mémoire, tout comme le reste de ma
scolarité, sans être apeurée en permanence par la perspective de l’échec
scolaire.
L’étranglement constant de ma culpabilité :
Ce quotidien étudiant vécu à fleur de peau fut dominé par la culpabilité. Qu’importe que j’obtinsse un 13 ou un 16/20 lors d’un devoir ; tout ce que je retenais c’était l’extrême désorganisation qui a précédé la préparation de l’examen. Chaque résultat me paraissait être une victoire à la Pyrrhus, un succès éphémère avant de tomber dans la brèche. Un sentiment qui me prenait d’autant plus aux tripes lorsque mes camarades me faisaient part la quantité de travail qu’ils abattaient de leur côté. Comment profiter de l’ivresse d’une bonne note lorsqu’on pense que celle-ci est le fruit d’un mariage hasardeux entre capacités de mémorisation compensatoire et la chance ? C’est très compliqué.
Par ailleurs, mon sentiment d’autodépréciation était nourri par l’imaginaire propre à la discipline que j’étudiais. L’histoire, science du récit par excellence, est une science intimement liée aux pratiques de l’écriture et de la lecture. Que cela soit par la nature des sources étudiées ou les supports de diffusion des connaissances, il est impossible de passer outre cet état de fait. Ce trait d’identité de ma discipline d’étude s’articule avec des fantasmes productivistes plus ou moins conscientisés. Ainsi, il n’est pas rare pour un(e) enseignant(e)-chercheur-se de faire l’éloge d’un de ses pairs en mettant en avant son nombre de publications ou la quantité de sources analysées. Par exemple, dans un article publié dans la revue L’Histoire, Guillaume Calafat évoque les « […] innombrables comptes (plus de 1600 !) […] » du médiéviste March Bloch sur des ouvrages et articles portant sur les périodes modernes et contemporaines[1].
Ces représentations de ce que doit être « un(e) bon(ne) historien(ne) » ont des conséquences normatives néfastes pour celles et ceux qui ont des besoins spécifiques, à l’instar des personnes handicapées. Même en l’absence de remarque directe, ces dernières vont intérioriser ces imaginaires par le biais de la parole des représentantes de l’institution universitaire, à commencer par leurs enseignant(e)s (conseils de travail, anecdotes, nombres de lectures recommandées et/ou imposées…). Or, en l’absence d’un contre discours thérapeutique, ce dernier pouvant difficilement s’imposer si un diagnostic officiel n’est pas clairement établi, les conséquences sur la santé mentale sont destructrices.
Pour ma part, la culpabilité engendrée par la procrastination pathologie de mon TDA, a nourrit des difficultés dont je souffrais déjà à l’instar des impulsions alimentaires (hyperphagie), de l’anxiété sociale et de performance, la perte d’énergie, des idées noires et autres symptômes dépressifs, une irritabilité constante ou d’une consommation excessive des réseaux sociaux.
De plus, il ne faut pas croire que mes « sessions » de procrastination, ou de « fuite » comme je les appelais alors, se déroulait sous l’égide de la sérénité… À rebours de la figure d’Épinal du tire-au-flanc qui se complairait dans sa fainéantise, chaque instant où j’évitais les tâches qui requéraient une concentration importante, des phrases assassines afflué dans mon cerveau. Du lapidaire « tu es une feignasse de merde » à la comparaison écrasante, du genre « ton ami qui a un boulot à côté à plier son commentaire de texte en une journée », mon esprit normé ne cessait d’innover pour trouver la phrase la plus accablante qui soit. Ces schémas de pensées s’inscrivaient dans la croyance, trop répandue dans nos sociétés modernes, selon laquelle il faudrait s’auto dépréciait pour « réveiller sa volonté ».
Non seulement, cette autostigmatisation constante n’a jamais provoqué le déclic tant attendu, mais en plus ma problématique n’avait rien avoir avec un quelconque manque de volonté.
Je suis juste handicapé.
En finir avec le mythe du dépassement de soi :
Cet état de fait structura, structure et structurera l’ensemble de mon quotidien, au-delà de ma seule scolarité supérieure. Dans mes loisirs aussi, mon TDA/H, couplé à mes autres TND, me limite brutalement. Quelques exemples tout bêtes : j’ai toujours eu beaucoup de mal à me concentrer sur un jeu vidéo en particulier, mon cerveau dysfonctionnel préférant papillonner de titre en titre sans prendre la peine d’achever la moindre partie en cours. Les seules exceptions étant les jeux Pokémon, à l’intrigue très basique, et Civilization IV. Dans les deux cas je trichais, car, TDA/H oblige, je n’arrive pas à mobiliser le degré de concentration requis pour surmonter la première déconvenue qui se présentait à moi… J’ai observé un phénomène analogue concernant mon expérience jeu de cartes Yu-Gi-Oh !, j’ai toujours eu du mal à me concentrer sur un archétype, entendez par ce mot un deck régit par des mécaniques et une esthétique communes, pour apprendre l’essentiel des combos et autres ruling alambiqués. Idem pour la lecture, que cela soit de fiction ou scientifique, toutes sessions de plus d’une demi-heure relèvent du défi cognitif. Contrairement à beaucoup de mes homologues valides, j’ai lu beaucoup plus tardivement des références classiques à l’instar du Seigneur des Anneaux. Le TDA/H est un handicap qui s’infiltre dans tous les aspects de votre existence, altérant votre capacité à mobiliser votre attention quelques soient la nature de l’activité.
Dès lors, il est difficile de concevoir que nous nous « complaisons » dans un TND qui nous poursuit jusque dans nos moments de détente. Ce mythe, comme bien d’autres produits par notre société validiste, mon cerveau l’a gravé dans mon for intérieur, à la manière un(e) tortionnaire marquant au fer rouge un(e) détenu(e). J’ai cru être cette feignasse qui ne se « sortait pas les doigts du cul » pour préférer « se reposer sur ces lauriers » afin de pouvoir aller jouer ou flâner. J’ai cru à l’idée de « dépassement de soi » selon laquelle, lorsque nous sommes concernés par un handicap, ou toute autre difficulté imposée par l’existence, il fallait faire deux fois plus d’effort que les privilégiés pour réussir. J’ai cru dur comme du tungstène en la véracité de ces discours pour espérer obtenir la reconnaissance de mes pairs. Tout ce que j’ai gagné de cette adhésion, c’est une immense fatigue postadaptation que je paie encore aujourd’hui, comme nombres de mes camarades neuroatypiques.
Désormais, au lieu de m’imposer des exigences de rendements et d’engagements impossibles à tenir, je préfère dire, à l’instar de Za, « je ne suis pas fiable ». Non par autodérision ou flagellation masochiste, mais pour me préserver des injonctions des autres et de moi-même. Pour éviter de perdre du temps à poursuivre le mirage d’un surhomme que je voudrais être, plutôt que de concentrer mon attention fébrile à celui que je peux être. Je le dois au jeune handicapé qui s’ignorait que j’ai été et à celleux qui, malheureusement, n’ont pas eu ma chance pour s’en sortir.
C’est pour ça que j’ai décidé de prendre le clavier pour témoigner, car, sur le TDA/H et bien d’autres sujets, les mythes diffamants ont le vent en poupe. Le seul moyen de combattre ces derniers pour ne pas être dépossédé de son récit est d’écrire le sien. Je continuerais donc à écrire des articles sur mon TDA/H, ainsi que sur mon TOC et mes TND, pour aider un maximum de gens.
Je souhaite de tout cœur que les personnes qui me liront, concerné(e)s ou non, enseignant(e)s ou élèves, auront su tirer quelque chose de ce témoignage que cela soit une interrogation, une nouvelle vision des choses ou encore une libération du sentiment de culpabilité.
Lucien Nervin, 13 décembre 2025.
[1]
Calafat Guillaume, « Les temps longs de l’économie », L’Histoire,
numéro 535, Paris (France), 2025, p. 48.
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